Je l’ai sorti de la voiture, et je l’ai mis tout contre moi dans la rue, en petit koala, il a cramponné mon épaule et il sentait bon. Je lui ai dit que je faisais une provision de bisous, il s’est laissé faire. Je l’ai déposé, tout est allé vite, quelques phrases pour discuter, politesse, l’esprit ailleurs, provision de regards en même temps, tout ira bien oui oui. Les yeux dans les yeux, petits dialogues à nous, il était tellement petit sur ce matelas. J’avais dit que je ne pleurerais pas, c’est ridicule de pleurer, qui sont ces mamans qui pleurent en laissant leur bébé quelques heures, voyons voyons. Alors j’ai dit bonne journée avec un grand sourire, celui de convenance, très large comme les grands parapluies aux baleines rigides. J’ai fermé la porte. J’ai rangé mes émotions dans mon gilet de pudeur, j’ai tout bien boutonné jusqu’au menton. J’ai enlevé les surchaussures, allons allons. C’est un grand garçon. Suis-je une grande fille?-c’est moins sûr. J’ai écouté mes « pourvu que », j’ai répondu avec bienveillance à chacun. Mais oui mais oui. Pensées vers la journée, avenir en figure de proue. J’ai pris la route et j’ai mis la musique très fort. Allons allons. Je me suis demandé si je n’avais rien oublié dans ses affaires, si j’avais bien mis dans son sac son biberon préféré, le vert. Je me suis demandé pourquoi j’avais mis du mascara. Je me suis demandé combien de temps ça prendrait avant d’être habituée, à tout ça, à la vie avec lui glissé dedans à chaque heure, chaque minute, au temps passé avec l’âme froissée s’il est loin, au retour à la vie normale sans lui dans mon ventre ni juste au-dessus. Je me suis demandé si ça passerait un jour où s’il s’agirait juste de vivre avec, comme quand on apprend à vivre avec une greffe, ou un autre visage ; la vie désormais, c’est lui caché quelque part en dedans, toujours, vraiment? Ah tout ira tout ira, c’est un grand garçon, voyons voyons.
Là-bas, tout s’est déroulé comme d’habitude, comme sur du papier à musique, on dit, mais moi j’avais ses yeux en contrepoint, son prénom en basse continue, en harmonique à peine audible. Devenir maman, c’est gagner une oreille absolue pour ces choses-là. Tout était comme avant, rien n’était comme avant.
Et après la lente et longue suite des heures à envisager son rythme, après la vague lourde de son absence qui n’en finissait plus, j’ai découvert, le soir, le retour, sentir son cou encore, l’embrasser, l’enlever, le kidnapper pour toujours ou comme si, pour se blottir dans le nid que nous avons tissé, et rire en roulant sur le lit. Les inséparables, quand on leur donne du fil, patiemment élaborent le tour d’une coquille creuse dans laquelle ils s’abritent. Ils vont par deux, nous sommes trois, et de ces premiers jours, je garde les sourires du soir, l’extase du retour à l’habitude, le bonheur ineffable des retrouvailles, qui vaut -sans doute?- toutes les séparations. Flagrant délice de l’évidence : comme ils sont à aimer, les écorchés départs qui doivent à l’arrivée leur absolue clarté.