La danse et moi ne sommes pas des amies de la première heure. J’aurais aimé vous écrire que je la pratique depuis ma plus tendre enfance, qu’elle est un souvenir poudré de tutu et de ballerines dans une salle de parquet brut, qu’elle a comblé mes mercredis de petite fille, mais il n’en est rien. Non, moi, le conservatoire, je le connais pour la musique, le solfège, les milliers heures assidues (et celles qui l’étaient moins) qui allaient avec. J’avais des copines de primaire qui y pratiquaient la danse à haute dose, et leur prof leur interdisait de manger des bonbons aux anniversaires, autant vous dire que j’aurais été largement traumatisée par ça à l’heure où je ne l’étais pas encore, merci bien. Moi j’étais la maladroite, la rêveuse, la gauche à lunettes, et j’aurais été incapable de discipliner mon corps ainsi. J’expérimentais les exigences et l’assiduité extra-scolaire devant mon piano, et je ne regrette aucun de ces examens trop nombreux où le jury annonçait les mentions à voix haute, aucun de ces cours à rallonge jusqu’à la nuit qui ont rythmé mes semaines de 5 à 17 ans.
J’ai ponctuellement pris des cours de danse moderne dans un petit studio aux murs jaunes, qui n’avaient rien de vraiment exigeant, lorsque j’étais au collège, et puis j’ai abandonné, faute de passion, faute de temps sans doute un peu aussi. Je suis reconnaissante envers la moi d’alors, qui ne s’est pas mis de pression pour cette histoire, mais qui tout de même a acquis juste ce qu’il fallait de clés pour ne pas partir de rien un peu plus tard.
Et puis il y a eu le lycée, le piano encore tout le temps, le théâtre d’impro aussi (et ça c’était tellement cool, parce qu’il y avait des grands, des vieux d’au moins 18 ans), le divorce assumé de mon corps avec le sport. Je n’étais pas dans un si mauvais état que ça, physiquement, je veux dire, j’avais peut-être un peu tout dans les fesses allez d’accord, mais lorsque je me vois maintenant sur les photos de l’époque, je me dis que j’étais loin de l’image que j’avais de moi, pour tout vous avouer.
Étudiante, il y a eu le no-man’s-land des activités pendant le prépa, puis leur reprise avec la fac, la langue des signes, la piscine un peu mais pour discuter avec ma copine Juliette en restant accrochée au bord, parce que c’était mieux que faire des longueurs. Et puis nous sommes partis dans une autre ville, une ville où je ne connaissais personne, où mon amoureux travaillait et pas moi (enfin pas officiellement, j’étudiais, je ne suis pas une grande feignasse, n’allez pas croire), une ville loin de ma petite soeur, de Juliette, du piano, et du mur vitré du conservatoire où j’attendais ma maman quand j’avais six ans avec mon cartable gris. C’est là que j’ai rencontré la danse, ou retrouvé, comme vous voulez.
Je me disais que j’allais sombrer dans la dépression, la folie ou l’alcoolisme (ou les trois) si je ne m’inscrivais nulle part, et j’avais vu une annonce dans une rue, une petite compagnie dans un ancien cinéma, au fond d’une cour avec des graviers blancs et des herbes folles, sous le soleil de là-bas. J’avais hésité à m’inscrire au cours de danse moderne du mardi soir, je crois que ça coûtait 37 euros par mois (c’est si drôle ces chiffres qu’on n’oublie pas), mais comme m’avait dit ma très sage petite soeur, « aller bien, ça n’a pas de prix » (ma petite soeur vaut tous les textes d’Epicure du monde), alors, j’avais essayé. Et j’avais eu une sorte de révélation de la danse.
J’étais revenue du premier cours enthousiasmée, courbaturée, soulagée, infiniment reconnaissante. J’avais eu l’envie dès les jours qui avaient suivi de reproduire quelques exercices d’échauffement dans mon salon, pour m’étirer doucement, pour prolonger ma découverte comme une précieuse gourmandise folle qui était passée trop vite et que je m’étais offerte. Au fil des mois, ce petit rendez-vous devenait une fête. Pour rien au monde, je n’aurais manqué un cours. J’avais le sentiment que ce moment rien qu’à moi était le seul de la semaine où je prenais soin de moi, où je voyais d’autres filles, où je respirais de bas en haut. Je guettais les douleurs du lendemain matin, j’écoutais les musiques du cours sur mon canapé, et je tentais d’enchaîner les chorés dans ma tête en pestant contre ma mémoire des gestes qui en oubliait la moitié. Je n’avais absolument aucune prédisposition à être une bonne danseuse (et je n’en ai toujours pas), et je n’en avais absolument rien à faire, parce que ce n’était pas mon but. Pour une fois, pour la première fois peut-être, je pratiquais une activité dans laquelle je ne visais aucunement l’excellence, la perfection, où je me fichais bien d’être mauvaise élève, maladroite, ridicule sans doute. Je me régalais de faire les mouvements à mon niveau et en musique, et ça me suffisait. Je déborde encore aujourd’hui de reconnaissance pour ma petite blondinette de prof d’alors, qui devait être plus jeune que moi maintenant, minuscule bout de fille taillée en allumette avec un rire d’enfant. Je me souviendrai toujours de ce cours du mois de juin, que j’avais réussi à suivre en sautant de TGV au retour de Paris et d’un oral un peu fou, comme pour me souvenir que Paris, les concours, le travail tout ça, ce n’est pas vraiment ce qui compte dans la vie.
Lorsque je me suis installée dans ma campagne de maintenant, j’ai cherché en même temps qu’un logement s’il y avait des cours de danse, parce que c’était au moins aussi important. J’en ai trouvé dans un petit local au fond d’une chemin de terre qui fait de la boue quand il pleut, avec un tout petit escalier raide et dangereux pour monter à la salle. En sept ans, ces cours ont ponctué mon chemin, ses hauts, ses bas, ils ont été une petite constante en pointillés de toutes mes étapes. J’ai trouvé des amies, un peu lointaines et pas aussi proches que Juliette à la piscine, mais des amies à leur manière. Certaines ont juste croisé ma route, et d’autres ont été des silhouettes de tous mes vendredis, toutes ces années. J’ai trouvé une prof au moins aussi performante dans l’art du juste milieu entre exigence et tolérance, et dans celui de la transmission de sa passion. Je les reverrai toujours, les filles et elle, le jour de mon mariage, une coupe à la main, apprêtées comme on ne l’est jamais le vendredi soir (parce que la danse pour de vrai il faut que ça puisse se pratiquer en jogging pourri et sans maquillage, c’est ça qui est bon). Elles ont fait partie de ma vie, et j’ai fait, un peu sans doute, partie de la leur.
J’ai retrouvé là ce que je cherchais, le plaisir de danser sans chercher à être parfaite, le plaisir de ne pas me sentir cancre sans jamais pour autant me sentir bonne élève, et c’était libérateur. J’ai ri quand on fait des blagues pour dédramatiser l’exercice de coordination, quand tout le monde gémit quand on va toucher le sol le deuxième jour des stages, j’ai entendu mille milliards de fois cette voix que je connais par coeur, «pique tour pam pam», «on refait tout à gauche», «direct en musique ou il faut revoir?», «aujourd’hui je passe et j’appuie», et même «la boîte à pizza goûtez la différence», parce que c’est ce qu’elle dit après avoir fait les corrections. J’ai ri aussi quand elle regardait l’enchaînement à deux semaines du spectacle, puis disait lentement «Je vous préviens il est dégueulasse», comme si c’était très très grave, et j’ai adoré ces moments-là où il me semblait que je saisissais parfaitement ce qui était grave dans la vie, ce qui ne l’était pas, et ce qui l’était juste si on le voulait et comme on le voulait. J’ai pensé, essoufflée, à bien tendre les jambes pendant les passés-fouettés, à aller jusqu’au bout du mouvement, à mettre du poids dans le sol, et puis les pouces mon dieu c’est quoi ces pouces, là. J’ai progressé, je crois, un peu. Jusqu’à cinq mois de grossesse, mon bébé a été bercé par la voix du vendredi soir, jusqu’à ce que vraiment, je ne puisse plus, jusqu’à ce qu’à regret je compte les mois avant d’y retourner.
L’autre jour, quand je suis allée leur dire bonjour et montrer mon gros ventre, juste avant leur échauffement, j’ai eu l’impression assez claire d’aller voir la famille. Je les ai regardées faire le premier exercice, sans la barre parce que depuis Noël on fait sans la barre, et je me suis effacée dans le petit escalier.