Je me suis réveillée très tôt, ou très tard, enfin, je ne me suis pas vraiment réveillée, parce que je n’ai pas vraiment dormi. Quelques pas dans le couloir, certitude croissante, pieds nus sur le parquet, mains sur le ventre, intérieur nuit. J’ai lancé un regard vers la grande fenêtre sans volet, dans laquelle je me suis vue, un peu floue, et je me suis dit, voilà, voilà le profil nocturne que je vois peut-être pour la dernière fois, arrondi éphémère, en lentes pulsations. Je l’ai réveillé tout doucement, et puis, je me suis surprise moi-même de brusque sérénité et d’assurance.
Tout s’est passé très vite, il y a eu le porridge à la banane avalé près de la valise avant l’aube, comme quand on part en vacances, les photos prises sur le départ, les sols brillants de l’hôpital. Il y a eu des heures qui maintenant me semblent minutes, petites flammes de douleurs évanouies dans le vent du souvenir. Il y a eu sa main que je broyais, l’absence de piqûre, le corps adaggio, le corps fort, le corps sublimé, le corps transformé. Il y a eu lui qui mangeait des Dinosaurus pour tout repas, et moi qui en souriais, entre deux contractions, je me disais : je me souviendrai des Dinosaurus. Lui, il était mon roc, il était ma constante, il était le seul que je voyais quand j’entrouvrais les yeux à la fin.
Et les voix des femmes, les encouragements, la conscience aiguë qu’elles ne faisaient que m’accompagner, que j’étais un peu seule, même si j’allais bientôt être deux, dans mon tremblement de terre, tectonique des plaques, division de mon continent. Il y a eu la peur parfois de ne pas y arriver, mais la machine lancée et la force inconnue, le courage inouï. Il y a eu la douleur que seul un amour sans bornes, ineffable et nouveau, pouvait rendre tolérable ; tout était détail, et pourtant, rien n’avait jamais été si important, si capital, de toute ma vie.
Je ne sais si je me souviendrai plus de la sensation totalement surréaliste de son petit corps chaud, gigotant et poisseux glissant entre mes cuisses, ou de celle de ses jambes en mouvement pour la première fois sur la peau de mon ventre, elles qui bougeaient en-dessous quelques minutes plus tôt.
À jamais restera figé en moi le regard, son regard, ses billes ébouriffées de sommeil lentement plantées dans les miennes, pour la première fois, son petit visage fripé que je découvrais, et que je connais par coeur depuis. J’ai compris alors que j’étais plus au début de quelque chose qu’à la fin d’une autre, j’ai compris que désormais, ma tranquillité dépendrait de la sienne, et que j’étais prête à consacrer chaque minute de mon temps à faire fleurir son chemin. J’ai compris sans y réfléchir, tout en moi devenait plus clair plus grand plus fort, je n’ai même pas pleuré, parce que c’était au-delà. J’avais près de moi les deux hommes de ma vie, un très grand et un tout petit, et je me suis dit que cette aventure était mi-évidence, mi-folie.
Bienvenue sur terre, mon petit d’homme, mon infini, mon minuscule, mon Camille. Tu verras, c’est beau la vie.