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Channel: Oh mes beaux jours – Les mots ailés
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Cher locataire

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Cher locataire.

Tu ne me connais pas, je ne sais rien de toi. C’est mieux. J’aurais de la peine à quitter un pays en imaginant son habitant futur. Bientôt, je serai loin, et toi tu seras chez moi. La formule « fais comme chez toi » n’est jamais si vraie que dans ces lignes.
J’aimerais te dire que les années que j’ai passées dans ces murs sont l’enveloppe des rides de mon âme, elles sont les bulles de savon qui flottent derrière moi et qui meurent en silence. Tu sais, il y a eu du beau, ici. Il y a eu du dur, aussi. Les murs ne parlent pas. Ils ne te diront jamais combien de baisers se sont échangés là, dans l’entrée de la cuisine, combien de petite étreintes ont pris ce coin de porte pour théâtre. Il ne diront pas non plus les larmes, le fond de ma tristesse, mes yeux trop pleins des jours de pluie, mes peurs pâles des soirs d’orage.
Tu vois, ce plafond, au dessus du canapé, je le connais par cœur. Tu l’apprendras, il est joli. Il a vu toutes nos rêveries. Il a servi de ciel à nos soirées d’hiver, il a abrité tous les plats de tagliatelles, les saisons de Game Of Thrones, les flûtes à champagne et les tasses de camomille aux effluves moins timides que moi. Les doutes et les décisions. Ici, il n’y aura plus nos rires, ceux des jours en vert majeur, ceux des soirs où la vie semble plus douce, où elle couvre d’un manteau un peu plus opaque la perspective de ses chagrins. Tu en mettras d’autres, dis, des rires, dans ce pays habitué?
C’est important.
Si, tu verras, si l’on rit devant ce mur-là, il y a une acoustique satisfaisante.

J’ai trop dansé en chaussettes sur ces dalles-là. Tu vois, il faut danser en chaussettes entre ici, et ici.
Et le tapis de yoga, il faut le mettre dans l’angle à droite.
Tu feras attention, la fenêtre à gauche dans la cuisine ne ferme pas bien.
Tu feras attention, cela passe vite. La vie ici, je veux dire.
Nous partons avec le sentiment d’être restés de cinq à sept, personne ne nous a dit que le jour déclinait, que le souper était servi, et que les chandelles approchaient dangereusement de ce sol familier.

Quand nous sommes arrivés ici, nous étions des petits débutants de 24 ans, avec des meubles vides, des cerveaux pleins, des mains sans alliance et des envies d’Italie. Depuis, je ne sais pas trop ce qui a changé. Le mur a quelques trous, il y a une tache un peu beige sur le mur blanc juste à la limite de la commode, et l’évier est un peu plus abimé. Mes mains, elles sont comme l’évier, elles sont un peu plus abimées. Je ne sais pas ce qui, de moi, a le plus changé en cinq ans. J’ai eu l’impression de vivre des métamorphoses successives, mais au fond, le résultat et le point de départ ne me semblent pas à mille lieues l’un de l’autre. Je n’ai plus ma petite robe turquoise de mes premiers jours de cours, mais je mets encore les boucles d’oreilles en perle de lune. Je n’écoute plus exactement les mêmes musiques, je ne lis plus exactement les mêmes livres, mais j’aime les mêmes notes et les mêmes mots. Tout est question de tonalité. Nous avons vu l’Italie, plusieurs fois, et nous avons posé nos valises en toile trouée au retour ici, tu vois, sur ce paillasson, en nous jurant d’y retourner vite.
Et nous avons grandi. A deux.
Nous partons les mains enlacées, encore plus fort.

La place est encore chaude, sois heureux ici.
Bonne croissance. Bon chemin.
Le nôtre se poursuit ailleurs. Sur une nouvelle terre où nous plantons notre drapeau en oubliant encore que tout passera si vite, cancres étourdis, écervelés migrants… C’est mieux ainsi, au fond. Les vibrations des murs neufs ignoreront qu’elles sont échos éphémères des murs d’hier, et les fenêtres ouvertes laisseront passer aux étourdis les mêmes brises, aux éblouis les mêmes soleils.

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